jeudi 1 octobre 2009

Noureddine Ben Kheder: Je déplore le silence de l'intellectuel

Noureddine Ben Kheder n'est pas uniquement l'éditeur connu et reconnu, il est aussi un intellectuel qui porte un regard critique sur son époque.
A la veille de la Foire international du Livre, Réalités l'a rencontré pour vous.

Comment définissez-vous le cadre socio-historique dans lequel prennent forme les projets de l'écriture et se déploie l'imaginaire créatif ?

Volontiers. Mais cette question est un vaste programme qui nécessite plus d'un entretien, et plus d'intervenants. Cependant, si vous le voulez bien, je peux faire au moins trois petites réflexions.
D'abord, l'idée que nous avons de la Tunisie depuis plus de deux siècles est qu'il s'agit d'un pays stable qui parvient, grâce à un esprit de civisme assez développé, à édifier autour d'un consensus fortement ancré, le principe de l'unité nationale. Cela remonte à un passé lointain. C'est pourquoi on ne peut pas dire que l'unité nationale soit l'oeuvre de l'indépendance. Autant le pays doit beaucoup à Bourguiba (adoption du Code du Statut Personnel, abolition de la monarchie ou contrôle des naissances la démocratisation de l'enseignement?) autant Bourguiba doit beaucoup à la Tunisie, car il a trouvé devant lui un peuple qui avait une haute idée du patriotisme fondé sur la tolérance, l'ouverture, le civisme et surtout sur ce que je pourrais appeler une négociation intelligente et responsable avec les exigences immédiates de l'Histoire. Mais Bourguiba (et nous devons faire objectivement le bilan de "son règne") avait rompu, en quelconque sorte, le contrat qu'il avait avec le peuple. D'où les dévoiements que les historiens ont la compétence de cerner et d'analyser mieux que moi.
La deuxième idée concerne la question de l'identité tunisienne. Celle-ci, au risque de répéter ce qui a été déjà démontré à plusieurs occasions, s'est forgée au fil de l'histoire non pas par un enfermement sur soi, mais toujours au gré d'une ouverture et d'un dialogue avec les civilisations et les cultures qui avaient sillonné la terre tunisienne. La Tunisie a été souvent l'objet de convoitises, d'invasions ou de colonialisme, en raison de son relief plat et son ouverture sur un vaste littoral. Mais c'est souvent sous l'autorité d'une puissance étrangère (les Romains ou plus tard d'autres peuples) que la Tunisie a réussi à forger son identité et à aiguiser chez le peuple le profond sentiment d'appartenir à ce pays.
Dans ce sens, tout ce que la Tunisie a adopté comme valeurs ou constituants de son identité n'a pas été le résultat d'une quelconque pression des forces dominantes. Je donnerai à ce propos quelques exemples : la langue française n'était pas une décision du colonialisme. Ahmed Bey a créé l'école polytechnique. Khereddine a favorisé la création du Collège Sadiki. L'abolition de l'esclavage n'était pas dictée par une puissance étrangère. La modernité du pays n'était donc pas le résultat d'une décision politique, mais l'oeuvre patiente et laborieuse de plusieurs générations de ses penseurs et ses intellectuels.
Ceci me conduit au troisième point de ma réflexion, à savoir le rôle et la vocation de l'intellectuel. Là, je dois remarquer que si l'intellectuel tunisien était à l'avant-garde de la pensée réformiste, il brille aujourd'hui par son silence et sa démission. Moi qui appartiens à une génération qui a une haute idée du rôle de l'intellectuel, je déplore ce silence que rien pourtant ne doit justifier, car quel est le rôle de l'intellectuel sinon de réfléchir et de faire part de sa réflexion ? Ce que je constate aujourd'hui, c'est l'absence d'un véritable débat d'idées. Cela est d'autant plus intrigant que ce débat n'est pas un luxe pour être écarté, ni l'instrument d'une fronde ou d'une rébellion pour susciter une quelconque méfiance ou suspicion. Réfléchir, c'est affirmer sa citoyenneté.

Quelles sont, selon vous, les raisons du silence de l'intellectuel ?

Les raisons sont multiples, c'est la conséquence d'un changement important dans notre perception de la culture, dont la meilleure illustration est l'irruption de la campagne dans la ville, sans préjugé social aucun. En effet, l'intellectuel a été formé pour donner au mot toute sa force et sa vérité, l'intellectuel citadin avait aussi un autre trait : il a été souvent éduqué à côté d'une bibliothèque familiale à la maison. Ces aspects ont pratiquement disparu chez une frange non négligeable de la population habitant le milieu urbain. On confond aujourd'hui diplôme et culture.
Ajoutons à cela la stratégie mûrement entretenue par Bourguiba à l'intention de la classe d'intellectuels : enfoncer ces derniers dans des considérations matérielles et des dépendances bancaires. Résultat : l'intellectuel ne peut affronter le prince, car il redoute la faillite matérielle, après avoir accepté la faillite de sa vocation.
Mais cela n'est pas nouveau. Le face à face du prince et du philosophe, pour reprendre un qualificatif classique, a été toujours vécu selon un subtil rapport de force dont le contexte détermine chaque fois ou bien la clairvoyance et la sagesse du premier, ou bien l'abdication et l'allégeance du second.
Effectivement, ces rapports de force ne sont pas uniformes à travers les âges. Mais il est regrettable de constater combien ils sont aujourd'hui défavorables à l'intellectuel. Nous pouvons d'ailleurs relever un paradoxe inquiétant dans les sociétés modernes. Au fur et à mesure que l'économie se développe, l'éducation se généralise, les médias franchissent les frontières, les supports de diffusion de la culture et du savoir se multiplient et se diversifient, la censure, sous ses différentes formes, directes ou indirectes, élargit son champ d'intervention. Ce qui a pour conséquence de neutraliser des vocations, dissuader des créateurs et imprimer des réflexes d'inhibition dans les esprits. Pourquoi ? parce que le Pouvoir a peur que le désordre ne s'installe ou que la violence ne trouve dans la liberté d'expression un champ propice à son émergence. Grave erreur ! Il suffit de lire les psychologues et les anthropologues pour se rendre à l'évidence que la parole est faite pour se substituer au geste violent. Freud disait quelque chose de pertinent et d'édifiant à notre propos : le mot "merde" marque le début de la civilisation. Cela signifie que la violence physique se déplace vers une violence verbale. Ce qui est une mutation importante?
Permettre aux gens de parler, de s'exprimer, c'est une hygiène sociale qui permet précisément de conjurer la violence physique et de transformer les rapports sociaux en débats, en joutes ou même en polémiques, mais c'est toujours dans le respect de l'intégrité physique de l'autre. La liberté d'expression est devenue une nécessité d'autant plus incontournable que le monde d'aujourd'hui ne pense plus les mutations de l'Histoire en termes de révolutions, mais plutôt en termes de réformes. Faire évoluer les choses ne serait nullement le résultat d'un affrontement, mais plutôt d'une négociation. Voilà la loi de nos sociétés d'aujourd'hui. C'est pourquoi il me semble important d'insister sur le devoir de donner aux mots leur vrai sens. En Tunisie, on constate que le politique a peur d'énoncer clairement ses pensées, pour éviter qu'on lui oppose des contre-arguments politiques, des procès ou encore des procédés attentatoires à son honorabilité.
Dans ce contexte, la première victime, ce sont les mots qui sont banalisés et n'ont plus la charge étymologique ou émotionnelle canonisée par les dictionnaires ou les Académies.
Résultat : la réception ou le consommateur du discours politique ne voit plus de différence entre les mots utilisés par les intellectuels, disons indépendants ou contestataires, et ceux employés par les thuriféraires du régime, autour des thèmes comme les droits de l'homme, les droits de l'enfance ou la démocratie.

Pourtant nous relevons que le vocable "censure" est gommé du discours officiel.

Oui, mais la procédure du dépôt légal, dont la vocation initiale est de sauver la mémoire nationale, fait office d'une structure de contrôle et de censure. Certains titres restent parfois plusieurs mois avant d'obtenir le visa du dépôt légal. Si un livre porte préjudice à l'ordre social, il faut bien le dire, justifier ce refus, car je ne pense pas aujourd'hui qu'il y ait dans notre pays des Tunisiens qui acceptent la moindre dérive dans notre marche vers le progrès, la démocratie et la paix sociale. La citoyenneté que le Tunisien cherche à assumer avec un sens aigu de responsabilité lui interdit de se laisser tenter par une quelconque attirance pour le désordre. Au contraire, le bonheur de vivre, l'intérêt pour le bien-être matériel, le désir de liberté, font en sorte que le Tunisien tourne souvent le dos aux responsabilités politiques. Ceux qui revendiquent la liberté et le droit à la citoyenneté ne sont pas tentés par le pouvoir. Souvent le désir de la plupart d'entre eux, c'est de réussir dans leur travail, dans leur profession et d'être de bons vivants, de grands artistes et de grands créateurs.

Mais l'intérêt pour les choses matérielles n'est-il pas un handicap à une lucidité sociale ou politique ?

Sûrement. Cependant, il faut dire que la discussion entre les gens est une loi de la sociabilité. Vivre dans une société conduit immanquablement à établir un échange, un commerce verbal avec les autres. On a toujours discuté et on discutera toujours. Cependant, si dans les années 60 et 70, nos discussions portaient sur la culture, sur les dernières publications, sur les idéologies qui structuraient le monde au cours de ces décennies, aujourd'hui, hormis les quelques résurgences sporadiques dictées par l'actualité internationale (les évènements du 11 septembre ou l'escalade de la violence au Proche-Orient), on parle vulgairement de la politique, On s'accroche aux rumeurs, on colporte des supputations mesquines? comme si l'époque avait cantonné le langage dans un voile étrange de suspicion et que les mots étaient vidés de leur sens. Nos discussions aujourd'hui se font en aparté (chacun parle dans son coin), et charrient le signe d'une grave faillite : notre incapacité à établir un véritable dialogue entre nous.
Un débat d'idées suppose la présence des idées, donc des valeurs, donc d'une vision du monde, une idéologie et pourquoi pas une utopie. Un débat n'existe que dans la mesure où il y a une idéologie en face d'une autre idéologie, des principes éthiques ou sociaux contre d'autres principes. En dehors de cette règle du jeu, le débat serait ou bien un insolite monologue à deux ou à plusieurs voix, ou bien une cacophonie assourdissante qui pousse les uns à énoncer des cris inintelligibles ou des sons, des onomatopées et conduit les autres à s'enfermer dans un mutisme hermétique.

Kamel Ben Ouanès


Réalités 18-04-2002

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