mardi 6 octobre 2009

Libres propos sur la gauche tunisienne Partie II

Toutes questions à débattre. Une partie d’entre-elles au moins a été abordée frontalement à l’occasion des journées organisées par la Fondation Temimi autour du mouvement Perspectives des années 1960.
De ces deux journées très denses en échanges intellectuels et en émotion, des idées inhabituelles et majeures ont été émises. J’en évoque ci-après les principales.
1) L’ensemble, ou à très peu de choses près, de l’élite intellectuelle était à l’époque au moins aussi scientiste, aussi positiviste, aussi développementaliste et aussi volontariste que Bourguiba. Aucun des grands projets du Zaïm, aucun des chantiers ouverts par lui, aucune idée neuve émise et diffusée, n’étaient dénoncés par les congrès de l’UGET par exemple, toutes tendances confondues, sauf assez souvent sur les méthodes adoptées pour parvenir au but. Nous y reviendrons.
2) La gauche tunisienne, dans sa forme franchement contestataire et fédérative, est née d’une rupture unilatérale et préméditée d’un code moral et politique convenu au sein de l’UGET dès sa création : élections libres et contrôlables des instances législatives et exécutives de l’Union, à charge pour les dirigeants de laisser les jeux ouverts et de permettre aux minorités de s’exprimer librement et de se faire élire le cas échéant, de les entendre avec la plus grande attention et de satisfaire du mieux possible ses revendications. La minorité de gauche a respecté strictement ce code jusqu’au bout. Jamais l’hégémonie en nombre des étudiants destouriens n’a été remise en cause pour cause de fraude ou de manipulation. Elle se savait objectivement minoritaire. Elle ouvrait avec beaucoup de foi et d’ardeur pour que cette situation change au plus vite, nais dans le cadre d’un respect réel de l’adversaire et d’un fair-play finalement fructueux pour les deux parties.
C’est le Néo-Destour, au niveau de ses plus hautes instances, qui - mauvais joueur- a jugé bon de tricher dès lors qu’il ne voulait pas accepter de perdre quand les urnes l’ont désavoué. Cela s’est passé à Paris en 1963 à l’occasion des élections des délégués au Congrès de la Centrale qui devait se tenir comme tous les ans en été. La gauche avait remporté haut la main l’épreuve. Aussitôt un appareil s’est mis tout en bloc en branle n’omettant aucun moyen, y compris la violence physique, pour voler l’urne, en remplacer le contenu par un faux caractérisé et annoncer triomphalement, à ‘l’unis même, via journaux et radios aux ordres, des résultats et des chiffres bidon avec en prime des sanctions indignes frappant d’exclusion des rangs de l’Union des militants sincères et dévoués à la cause de leur pays et de leur peuple.
3) Les fondateurs du Groupe d’Étude et d’Action socialiste (Perspectives Tunisiennes) et la très grande majorité de celles et ceux qui y ont adhéré, et quel qu’ait été le style apparent d’une partie de leur littérature, sont pour moi en tous les cas des enfants légitimes de Bourguiba. Je veux dire par là que d’une part une partie d’entre eux a participé aux luttes lycéennes d’avant l’indépendance sous la conduite acceptée et honorée de Bourguiba, et de l’autre que bien d’entre eux - surtout à Tunis - sont les fruits des efforts massifs consentis en faveur de la scolarisation. Tous n’avaient rien de conflictuel vis-à-vis des initiatives hardies que prenait Bourguiba en faveur de la modernité.
Je précise pour que les choses soient claires que je parle d’enfants légitimes de Bourguiba et non de ses enfants naturels. Je laisse ce qualificatif pour ceux qui l’ont encensé jusqu’au délire et qui ont abusé de son pouvoir pour satisfaire leur petite personne. Je parle de légitimité pour dire que la génération des années 60 répercutait douloureusement les premiers signes de plus en plus négatifs du "désenchantement national " et se battait, à son corps défendant, pour que les promesses mille fois tenues dans les discours fondateurs de la pré-indépendance soient tenues par le leader et son équipe en faveur de la prospérité collective et de l’égalité des chances, dans le respect de la dignité du peuple qui a oeuvré si fidèlement à leur avènement au pouvoir.
4) En réagissant d’une façon totalitaire et en utilisant une violence aussi démesurée et si coupable à des revendications aussi élémentaires, formulées d’une manière jamais ennemie par des voix toujours pacifiques, Bourguiba a réalisé probablement sa faute la plus grave. Il aura tué dans l’oeuf, et en toute connaissance de cause, une possibilité réelle d’évolution positive vers la construction d’un État de droit respectueux des règles du jeu démocratique et soucieux d’alternance et de gouvernance saine et loyale.
5) Bourguiba n’était pas seul responsable du non-respect des règles démocratiques dans la gestion des affaires de l’État, ni du déficit démocratique en général accumulé depuis les premiers jours de l’indépendance et qui perdure d’une façon dramatique jusqu’à ce jour.
Toutes les composantes de l’élite de l’époque sont peu ou prou responsables. Et cela parce qu’aucun groupe, aucun parti, aucun cercle, aucun organe de presse n’a dit et redit ce qui aujourd’hui apparaît comme la donnée majeure et décisive pour l’accès réel et durable à la modernité: la centralité de la question démocratique dans tout développement. Ce qui veut dire que rien, absolument rien, et quelle que soit son importance ou sa valeur, ne peut durer, fructifier et se transformer en attitudes civiques assumées et défendues si au préalable tout n’aura pas été fait pour qu’en pratique et en théorie la question fondamentale pour tout accès à la modernité passe d’abord et avant tout par la résolution des questions afférentes à la question démocratique, à l’apprentissage de ses valeurs, et à la mise en place de ses institutions crédibles et durables.
Rien de tout cela n’a été formulé en clair par la gauche progressiste de l’époque 1960, ni après. Elle a péché par idéologie tiers-mondiste, développementaliste et positiviste à l’excès, jusque et y compris quand la partie marchante d’entre elle, Perspectives, a adopté le marxisme. L’essentiel était de sortir au plus vite du misérabilisme et du sous-développement, de ne plus souffrir la rencontre de visages d’enfants affamés ou les corps de femmes et d’hommes galeux. Les moyens, la philosophie qui doit soutenir ces moyens, les précautions à prendre pour ne pas avoir l’air de vouloir mener les gens contre leur gré au paradis n’étaient pas au premier rang des préoccupations des acteurs de l’époque. Aujourd’hui plus qu’hier nous payons collectivement cette faute collective. Je suis de ceux qui pensent qu’un État est toujours l’envers plus ou moins fidèle des tares et des qualités de la société qu’il reflète. Récriminer à longueur de jours uniquement contre ses manques et insuffisances, avec souvent des arguments mal assurés, n’améliorera certainement pas ses performances en matière de gouvernance. Autant ils se doivent de prendre part à la vie politique de leur pays pour dénoncer ce qui leur paraît préjudiciable dans le pratique de l’État, autant, sinon davantage, les intellectuels, de gauche en particulier, devraient porter beaucoup plus qu’avant leur intérêt à leur société elle-même qui n’a jamais été interpellée de façon responsable, assidue et avec les moyens pédagogiques et esthétiques idoines sur ses tares et retards, ainsi que ses tabous.
Voltaire, Diderot et les Encyclopédistes en France se sont d’abord et avant tout attaqué à cette tâche là dans le but d’armer culturellement les foules d’une vision différente du monde et des valeurs, pour mieux faire usage du butin physique dont ils auront bénéficié quand il se seront lancé à l’assaut des citadelles de l’absolutisme. Les intellectuels tunisiens me semblent avoir agi aux antipodes de cette juste attitude. Ils ont cru pouvoir remplacer les foules d’ouvriers et de paysans qui leur semblaient souffrir des dommages inacceptables. Ils ont fait preuve pour cela d’un courage rare et consenti des sacrifices incommensurables. C’était tout en leur honneur et ils ne devraient rien en regretter. Il reste qu’ils devraient maintenant se mettre sérieusement à leur tache primordiale et naturelle : effectuer des recherches sérieuses en matière de sciences humaines, publier des livres qui interpellent les citoyens et leur apprennent à douter de leurs tabous et certitudes, produire des films et des pièces de théâtre qui, artistiquement mettent en cause les icônes. Notre pays est un des rares pays d’Afrique et du Moyen-Orient qui a accompli l’essentiel des tâches de destruction de l’ancien et qui a les moyens de reconstruire sur des bases saines et durables.
Un consensus national existe autour d’un certain nombre de valeurs et des signes assumés en commun. Nous nous imaginons collectivement vivre ensemble pour l’éternité et nous passer les flambeaux pacifiquement de génération en génération. Chez nous, les gens n’ont pas l’instinct de mort, si on tic les pousse pas à bout. Notre peuple aime les plaisirs de la vie et apprécie à leur juste valeur les plaisirs de la chair et de l’esprit. Pourquoi alors douter de lui au point de lui interdire avec autant de morgue et de suffisance les moyens de l’expression libre et de l’autodéfense à la régulière ? Question posée à nous tous, du Président de la République au plus indifférent des citoyens. Question posée surtout sur la table de travail de celles et ceux en dehors de qui rien ne bougera, dont le devoir est de se mettre au plus vite et toujours plus nombreux à la tâche, plus disponibles et surtout convaincus que les temps ne sont plus au scepticisme, à l’indifférence, à l’égoïsme, voire à la peur. Il y va de l’avenir de nos enfants.

Noureddine Ben Khedher
Attariq Aljadid
N° 26 - Mai 2004

1 commentaire:

  1. Bonjour Ali Saidane. Je m’appelle Hamadi AOUINA et j’ai participé à Paris à la mise sur pied en février 2008 du Comité de solidarité avec les populations du bassin minier de Gafsa. J’ai lancé, ces derniers mois, avec d’autres amis le Collectif pour le boycott des élections de 2009. Ton article sur l’histoire de la première génération de jeunes contestataires du régime de Bourguiba est très intéressant, bien que sur certains points, il peut y avoir débat. Je pense que nous vivons un moment « historique » (je parle de notre génération, celle de l’Indépendance, je suis né en 1955 !). Nous sommes, enfin, débarrassés (pour certains au moins) des lectures « idéologiques » (au sens des lunettes mal ajustées) pour ouvrir un débat rendant possible l’élaboration de nouvelles stratégies de luttes, sans sectarisme, et sans « volonté hégémonique »… D’où l’intérêt de rassembler des articles et contributions dans un livre qui sera publié à compte d’auteur, de la qualité de ta contribution. Pourrai-je utiliser ton travail dans le cadre de cette publication en l’état ou amélioré. Je précise que je ne suis pas un « professionnel de la politique », j’ai contribué modestement à la « révolte » de la jeunesse en février 1972, en me faisant mettre à la porte de tous les lycées de la république tunisienne «pour sa participation aux actions de perturbations par décision ministérielle » (sic) et la « révolte » de mes années d’adolescence ne s’est pas éteinte avec l’âge : « elle n’est pas passée avec l’âge ». Il faut dire que rien n’est venu m’apporter un début de commencement de renoncement à ce pourquoi je me suis révolté étant jeune. Bien au contraire !
    Je suis ce que les sfaxiens appellent un « sta », professionnellement. Je travail dans le bâtiment comme artisan polyvalent et une autre de mes activités est la musique. Je suis percussionniste, joueur de « cajon » un instrument qui nous vient du Pérou, après avoir tâté de tout au niveau des percus. Tu peux trouver quelques vidéos de moi sur « You Tube » en tapant mon nom et prénom.
    Envoie-moi ta réponse à mon adresse courriel : intihamadi@hotmail.fr . Merci

    RépondreSupprimer