mardi 6 octobre 2009

Libres propos sur la gauche tunisienne Partie I


NBK le premier à gauche


Pendant longtemps, le sens de l’engagement citoyen de la gauche intellectuelle tunisienne a consisté à se mettre sans compter au service de la "cause du peuple". Comme s’ils estimaient en avoir charge d’âmes, des centaines sinon des milliers d’étudiants, d’universitaires, de membres de professions libérales - femmes et hommes confondus - ont relativisé superbement l’importance de leurs avantages acquis ou facilement acquérables, pour adhérer étroitement à ce qu’ils croyaient leur devoir urgent et premier : défendre leur peuple contre les abus et exactions dont était de plus en plus coupable le régime en place à l’ère de l’indépendance.
Et, de fait, ce qui devait être bénédiction et bonheur paradisiaque s’est mué, de dénégation en dénégation et de délit en délit, en une vaste opération d’accaparement qui excluait l’essentiel des forces qui ont mené le combat contre l’occupant au profit d’une classe dirigeante gloutonne, égoïste et autoritaire. Le parti unique a été adopté comme mode de pouvoir exclusif. Le culte de la personnalité fut adopté à des sommets inimaginables auparavant, le système policier et sécuritaire renforcé avec des hommes et des moyens qu’Orwell ne croyait envisageables que dans le monde de la fiction. Prenant acte et théorisant avec plus ou moins de bonheur la tournure régressive que prenait de plus en plus l’évolution des choses, les étudiants dans leur masse et un nombre croissant de femmes et d’hommes de savoir et de culture ont mal apprécié les trahisons des promesses faites et se sont mobilisés plus ou moins consciemment, plus ou moins naïvement, plus ou moins sincèrement pour répondre aux exigences de ce qui plus tard sera défini avec beaucoup de pertinence par Héla Béji comme "le désenchantement national".
Dès les débuts des années 60 - et plus précisément depuis les événements du 21 Février 1961 - qui mirent face à face des étudiants souhaitant marquer leur être-dans-le-monde en dénonçant avec force, tout comme leurs collègues de par la planète terre, le lâche et odieux assassinat de leader patriote congolais Patrice Lumumba, aux forces de l’ordre officielles du Ministère de l’Intérieur et officieuses du Néo-Destour, la mauvaise pratique du refus du dialogue s’installe. Depuis, la liste longue et discontinue des revendications et des refus brutaux n’a cessé de creuser le fossé entre le pouvoir et les intellectuels, excluant ces derniers - à part les chiens de garde toujours en service - de toute participation active à la construction de l’imaginaire collectif et à l’éclaircissement des chemins, toujours brumeux au départ, pour un meilleur repérage et une meilleure définition des choix des politiques. De la mise en place d’un système de censure de plus en plus tatillon et médiocre pour contrôler la conformité aux valeurs établies de toute forme de production culturelle et artistique, à la fermeture de plus en plus étanche des espaces publics de l’expression libre et de l’affirmation de soi, aux interpellations de police et de tribunaux de plus en plus fréquentes et dures, pour en finir avec le quadrillage de plus ci) plus sévère de l’université dans toutes ses composantes, au moyen d’une police "banalisée" mais omniprésente et dotée de forts moyens d’écoute et de délation, et une autre préalablement soumise à un endoctrinement poussé fait de fanatisme, d’intolérance et de sectarisme. Les valeurs dégradantes de plus en plus en cours dans la rue faites d’opportunisme, de " Khobzisme ", d’arrivisme ont achevé de faire le reste pour servir de lit aux nombreux, tristes et iniques procès que Bourguiba et ses mauvais élèves ont cru bon d’intenter à des jeunes citoyens en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels, coupables de faits anecdotiques de libre pensée, habillés pour les circonstances en accusations graves et infamantes que des juges, pour le moins irrespectueux des devoirs de leur magistrature, ont transformé en dizaines d’années de prison et de bagne, après que des tortionnaires hautement professionnalisés et munis de tous les moyens modernes de l’administration de la douleur eurent préalablement et systématiquement endolori les accusés, bafoué leur dignité et pour longtemps sans doute abîmé leur âme. Les locaux du Ministère de l’Intérieur, les villas de Naasan, le pavillon de la mort de la Prison Civile de Tunis, le bagne de Bordj Erroumi et sa cave moyenâgeuse, témoigneront pour l’éternité de l’horreur de ce qui a été et accuseront tôt ou tard avec force et colère, moralement autant que politiquement, tous ceux qui auront commis ces forfaits contre l’homme. Forfaits aux conséquences irréparables sur une jeunesse qui ne demandait pourtant qu’à travailler dur au service de son pays, voire de son jeune État dont ils étaient à la disposition avec toutes leurs connaissances acquises sur les bancs des universités et notions esthétiques apprises dans les salles des maisons de la Culture et autres Musées de ‘l’unis, Paris, Bruxelles ou Rome.
Ce qui est terrible à dire avec le recul du temps, ce qui témoigne de l’incommensurable bêtise des hommes, ce en quoi consisterait probablement la faute la plus grave et la plus préjudiciable de Bourguiba, c’est qu’en Tunisie, et très particulièrement ce pays-là, cela aurait parfaitement pu ne pas exister.
Bourguiba n’est pas un leader banal, semblable à d’autres qui, en même temps que lui, ont engagé la lutte en faveur de l’indépendance de leur pays et ont entrepris avec plus ou moins de bonheur la construction de leur État national une fois l’indépendance acquise.
Contrairement à beaucoup d’autres, Bourguiba était un homme de son temps et avait un sens très aigu des exigences de la modernité. De toute évidence sa culture politique et son sens de la stratégie et de la tactique, alliés à ses dons naturels d’orateur et de communicateur, lui ont fourni les ressorts moraux et la force de caractère nécessaires pour entamer très vite après la prise de pouvoir un bras le corps herculéen avec sa société afin d’extraire d’elle ce qu’il considérait, à juste titre, de plus historiquement révolu et la pousser - y compris malheureusement à coups de viol et de scalpel - vers une pratique plus moderne du métier de vivre et la plonger dans un tournis enivrant de petites et de grandes réformes qui n’ont pas cessé à ce jour de porter leurs fruits et de désorienter celles et ceux que ne savent pas lire le caractère foncièrement déstabilisateur des situations dites de ou en transition. Du Code du Statut Personnel, à la politique de contrôle des naissances, en passant par la généralisation de l’enseignement ou le « révolutionnement » des conditions matérielles de la population en termes de santé, de logement, d’électrification ou d’infrastructures de base, mille choses encore sont à mettre à l’actif de l’homme et de ses choix.
Il reste que Bourguiba doit à son pays, la Tunisie, ce que précisément celui-ci lui doit. Il a eu dès le départ à gérer des situations et des espaces viables ainsi qu’à diriger un peuple policé dont les caractéristiques de base ont très souvent été différentes, en mieux, de celles qui prévalaient dans les pays qui venaient à l’indépendance en même temps que lui.
De fait, et de par les caractéristiques géographiques et historiques propres à notre pays, la partie était mille fois plus jouable qu’ailleurs et porteuse de chances réelles de réussite, même si la direction était moins avertie et moins moderniste que celle de Bourguiba.
Petit pays aux reliefs plats, à l’égal de la Belgique, les échanges d’hommes, d’idées et de marchandises n’y rencontrent aucun obstacle majeur. Le consensus national, vital et décisif pour la construction d’un État fiable et viable, était possible sur cet espace géographique et social, du fait de l’absence de refuges physiques inatteignables pour des dissidences dures et durables, que cela soit au niveau de la langue, de la religion ou des référents culturels majeurs, comme cela été le cas par exemple de l’Algérie voisine. Par ailleurs la très large ouverture sur la nier, et plus précisément la Mer Méditerranée, ne pouvait qu’encourager le pays et ses hommes à s’ouvrir sur le monde et à apprendre les sens de la diversité et de l’altérité, ainsi qu’à connaître des indices de l’évolution du monde.
Khair-eddine Pacha, Ibn Abi Dhiaf, Tahar Haddad, pour ne citer que les figures emblématiques de la réforme conçue et en partie appliquée chez nous au courant du XIXe et XXe siècle, témoignent de la conscience aigue qu’avait l’élite de l’époque de la nécessité d’adopter les exigences de la modernité pour survivre et ne pas s’autodétruire ou se laisser détruire par plus moderne que soi.
Bourguiba et son équipe sont un des effets directs de ce brassage intellectuel qui a travaillé en profondeur la société tunisienne avant que ne viennent les temps des " combattants pour l’indépendance " et que la question de la modernisation ne devienne une affaire politique et de plans échafaudés par un État.
N’auraient été les contextes géographiques et historiques de la Tunisie, Bourguiba n’aurait pas pu avoir les moyens de porter sa voix si loin au tréfonds de la Tunisie, ni construire un parti aussi omniprésent et aussi ancré dans les coins les plus reculés du pays.
N’auraient été les débats préalables initiés par les intellectuels fin du XIXe et début du XXème siècles, l’existence d’institutions nationales tunisiennes garantes, quoiqu’on dise de ses faiblesses, de nos identités linguistiques, religieuses, morales et culturelles, la lutte pour l’indépendance ne se serait certainement pas passée avec finalement si peu de sacrifices forts comme cela a été le cas de l’Algérie ou du Vietnam par exemple. De même si les concessions arrachées à la puissance colonisatrice n’avaient pas été obtenues davantage par la négociation que par les exigences de la lutte armée, toujours suivie de ressentiments, de haine et de rancune tenace, le leader national n’aurait pas bénéficié d’autant d’adhésion à ses invites à faire la paix avec l’ennemi une fois l’essentiel obtenu et à construire entre autres avec lui, la Tunisie moderne qu’il voulait construire.
Enfin sans les débats approfondis qui agitaient l’élite intellectuelle tunisienne des années 20 à 30 du XXème siècle sur toutes sortes de sujets et de préoccupations, sans la foultitude impressionnante de journaux et de revues financés par des mécènes ou des "mordus" tunisiens, sans le débat fastidieux et dur qui a agité l’ensemble de la vie tunisienne à la parution du livre de Tahar Haddad sur la condition des femmes, Bourguiba n’aurait pas été suivi, quelle qu’ait été la résistance de certains cheikhs de la Zitouna, avec autant d’enthousiasme dans la brèche qu’il tenait à ouvrir dans le mur si représentatif de la décadence de la culture arabe et musulmane : le rapport hommes femmes, nais aussi, même s’il n’y a pas mis autant de force et d’audace, les rapports de l’État et de la religion.
L’évidence de la dialectique active qui a uni le pays et son histoire à Bourguiba et ses qualités nie parait donc assez facilement démontrable. L’un était le revers de l’autre et c’était très bien ainsi pour tout le monde. Pourquoi donc le Zaïm a-t-il si tôt commencé à entamer son crédit en personnalisant à outrance son règne et en empêchant un peuple et une élite aussi disposés aux aventures de la modernité de participer activement et librement à la discussion des fins et des moyens? Pourquoi a-t-il eu recours à des moyens aussi moyenâgeux et aussi violents pour éliminer tout un pan de génération qui n’avait épousé d’autres moyens pour indiquer sa sortie dans le monde que les moyens pacifiques de l’écriture et du verbe, voire à un moment le désir d’investir pacifiquement la rue, ce qui n’est guère un crime ?
Toutes questions à débattre. Une partie d’entre-elles au moins a été abordée frontalement à l’occasion des journées organisées par la Fondation Temimi autour du mouvement Perspectives des années 1960.

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