mardi 6 octobre 2009

Libres propos sur la gauche tunisienne Partie II

Toutes questions à débattre. Une partie d’entre-elles au moins a été abordée frontalement à l’occasion des journées organisées par la Fondation Temimi autour du mouvement Perspectives des années 1960.
De ces deux journées très denses en échanges intellectuels et en émotion, des idées inhabituelles et majeures ont été émises. J’en évoque ci-après les principales.
1) L’ensemble, ou à très peu de choses près, de l’élite intellectuelle était à l’époque au moins aussi scientiste, aussi positiviste, aussi développementaliste et aussi volontariste que Bourguiba. Aucun des grands projets du Zaïm, aucun des chantiers ouverts par lui, aucune idée neuve émise et diffusée, n’étaient dénoncés par les congrès de l’UGET par exemple, toutes tendances confondues, sauf assez souvent sur les méthodes adoptées pour parvenir au but. Nous y reviendrons.
2) La gauche tunisienne, dans sa forme franchement contestataire et fédérative, est née d’une rupture unilatérale et préméditée d’un code moral et politique convenu au sein de l’UGET dès sa création : élections libres et contrôlables des instances législatives et exécutives de l’Union, à charge pour les dirigeants de laisser les jeux ouverts et de permettre aux minorités de s’exprimer librement et de se faire élire le cas échéant, de les entendre avec la plus grande attention et de satisfaire du mieux possible ses revendications. La minorité de gauche a respecté strictement ce code jusqu’au bout. Jamais l’hégémonie en nombre des étudiants destouriens n’a été remise en cause pour cause de fraude ou de manipulation. Elle se savait objectivement minoritaire. Elle ouvrait avec beaucoup de foi et d’ardeur pour que cette situation change au plus vite, nais dans le cadre d’un respect réel de l’adversaire et d’un fair-play finalement fructueux pour les deux parties.
C’est le Néo-Destour, au niveau de ses plus hautes instances, qui - mauvais joueur- a jugé bon de tricher dès lors qu’il ne voulait pas accepter de perdre quand les urnes l’ont désavoué. Cela s’est passé à Paris en 1963 à l’occasion des élections des délégués au Congrès de la Centrale qui devait se tenir comme tous les ans en été. La gauche avait remporté haut la main l’épreuve. Aussitôt un appareil s’est mis tout en bloc en branle n’omettant aucun moyen, y compris la violence physique, pour voler l’urne, en remplacer le contenu par un faux caractérisé et annoncer triomphalement, à ‘l’unis même, via journaux et radios aux ordres, des résultats et des chiffres bidon avec en prime des sanctions indignes frappant d’exclusion des rangs de l’Union des militants sincères et dévoués à la cause de leur pays et de leur peuple.
3) Les fondateurs du Groupe d’Étude et d’Action socialiste (Perspectives Tunisiennes) et la très grande majorité de celles et ceux qui y ont adhéré, et quel qu’ait été le style apparent d’une partie de leur littérature, sont pour moi en tous les cas des enfants légitimes de Bourguiba. Je veux dire par là que d’une part une partie d’entre eux a participé aux luttes lycéennes d’avant l’indépendance sous la conduite acceptée et honorée de Bourguiba, et de l’autre que bien d’entre eux - surtout à Tunis - sont les fruits des efforts massifs consentis en faveur de la scolarisation. Tous n’avaient rien de conflictuel vis-à-vis des initiatives hardies que prenait Bourguiba en faveur de la modernité.
Je précise pour que les choses soient claires que je parle d’enfants légitimes de Bourguiba et non de ses enfants naturels. Je laisse ce qualificatif pour ceux qui l’ont encensé jusqu’au délire et qui ont abusé de son pouvoir pour satisfaire leur petite personne. Je parle de légitimité pour dire que la génération des années 60 répercutait douloureusement les premiers signes de plus en plus négatifs du "désenchantement national " et se battait, à son corps défendant, pour que les promesses mille fois tenues dans les discours fondateurs de la pré-indépendance soient tenues par le leader et son équipe en faveur de la prospérité collective et de l’égalité des chances, dans le respect de la dignité du peuple qui a oeuvré si fidèlement à leur avènement au pouvoir.
4) En réagissant d’une façon totalitaire et en utilisant une violence aussi démesurée et si coupable à des revendications aussi élémentaires, formulées d’une manière jamais ennemie par des voix toujours pacifiques, Bourguiba a réalisé probablement sa faute la plus grave. Il aura tué dans l’oeuf, et en toute connaissance de cause, une possibilité réelle d’évolution positive vers la construction d’un État de droit respectueux des règles du jeu démocratique et soucieux d’alternance et de gouvernance saine et loyale.
5) Bourguiba n’était pas seul responsable du non-respect des règles démocratiques dans la gestion des affaires de l’État, ni du déficit démocratique en général accumulé depuis les premiers jours de l’indépendance et qui perdure d’une façon dramatique jusqu’à ce jour.
Toutes les composantes de l’élite de l’époque sont peu ou prou responsables. Et cela parce qu’aucun groupe, aucun parti, aucun cercle, aucun organe de presse n’a dit et redit ce qui aujourd’hui apparaît comme la donnée majeure et décisive pour l’accès réel et durable à la modernité: la centralité de la question démocratique dans tout développement. Ce qui veut dire que rien, absolument rien, et quelle que soit son importance ou sa valeur, ne peut durer, fructifier et se transformer en attitudes civiques assumées et défendues si au préalable tout n’aura pas été fait pour qu’en pratique et en théorie la question fondamentale pour tout accès à la modernité passe d’abord et avant tout par la résolution des questions afférentes à la question démocratique, à l’apprentissage de ses valeurs, et à la mise en place de ses institutions crédibles et durables.
Rien de tout cela n’a été formulé en clair par la gauche progressiste de l’époque 1960, ni après. Elle a péché par idéologie tiers-mondiste, développementaliste et positiviste à l’excès, jusque et y compris quand la partie marchante d’entre elle, Perspectives, a adopté le marxisme. L’essentiel était de sortir au plus vite du misérabilisme et du sous-développement, de ne plus souffrir la rencontre de visages d’enfants affamés ou les corps de femmes et d’hommes galeux. Les moyens, la philosophie qui doit soutenir ces moyens, les précautions à prendre pour ne pas avoir l’air de vouloir mener les gens contre leur gré au paradis n’étaient pas au premier rang des préoccupations des acteurs de l’époque. Aujourd’hui plus qu’hier nous payons collectivement cette faute collective. Je suis de ceux qui pensent qu’un État est toujours l’envers plus ou moins fidèle des tares et des qualités de la société qu’il reflète. Récriminer à longueur de jours uniquement contre ses manques et insuffisances, avec souvent des arguments mal assurés, n’améliorera certainement pas ses performances en matière de gouvernance. Autant ils se doivent de prendre part à la vie politique de leur pays pour dénoncer ce qui leur paraît préjudiciable dans le pratique de l’État, autant, sinon davantage, les intellectuels, de gauche en particulier, devraient porter beaucoup plus qu’avant leur intérêt à leur société elle-même qui n’a jamais été interpellée de façon responsable, assidue et avec les moyens pédagogiques et esthétiques idoines sur ses tares et retards, ainsi que ses tabous.
Voltaire, Diderot et les Encyclopédistes en France se sont d’abord et avant tout attaqué à cette tâche là dans le but d’armer culturellement les foules d’une vision différente du monde et des valeurs, pour mieux faire usage du butin physique dont ils auront bénéficié quand il se seront lancé à l’assaut des citadelles de l’absolutisme. Les intellectuels tunisiens me semblent avoir agi aux antipodes de cette juste attitude. Ils ont cru pouvoir remplacer les foules d’ouvriers et de paysans qui leur semblaient souffrir des dommages inacceptables. Ils ont fait preuve pour cela d’un courage rare et consenti des sacrifices incommensurables. C’était tout en leur honneur et ils ne devraient rien en regretter. Il reste qu’ils devraient maintenant se mettre sérieusement à leur tache primordiale et naturelle : effectuer des recherches sérieuses en matière de sciences humaines, publier des livres qui interpellent les citoyens et leur apprennent à douter de leurs tabous et certitudes, produire des films et des pièces de théâtre qui, artistiquement mettent en cause les icônes. Notre pays est un des rares pays d’Afrique et du Moyen-Orient qui a accompli l’essentiel des tâches de destruction de l’ancien et qui a les moyens de reconstruire sur des bases saines et durables.
Un consensus national existe autour d’un certain nombre de valeurs et des signes assumés en commun. Nous nous imaginons collectivement vivre ensemble pour l’éternité et nous passer les flambeaux pacifiquement de génération en génération. Chez nous, les gens n’ont pas l’instinct de mort, si on tic les pousse pas à bout. Notre peuple aime les plaisirs de la vie et apprécie à leur juste valeur les plaisirs de la chair et de l’esprit. Pourquoi alors douter de lui au point de lui interdire avec autant de morgue et de suffisance les moyens de l’expression libre et de l’autodéfense à la régulière ? Question posée à nous tous, du Président de la République au plus indifférent des citoyens. Question posée surtout sur la table de travail de celles et ceux en dehors de qui rien ne bougera, dont le devoir est de se mettre au plus vite et toujours plus nombreux à la tâche, plus disponibles et surtout convaincus que les temps ne sont plus au scepticisme, à l’indifférence, à l’égoïsme, voire à la peur. Il y va de l’avenir de nos enfants.

Noureddine Ben Khedher
Attariq Aljadid
N° 26 - Mai 2004

Libres propos sur la gauche tunisienne Partie I


NBK le premier à gauche


Pendant longtemps, le sens de l’engagement citoyen de la gauche intellectuelle tunisienne a consisté à se mettre sans compter au service de la "cause du peuple". Comme s’ils estimaient en avoir charge d’âmes, des centaines sinon des milliers d’étudiants, d’universitaires, de membres de professions libérales - femmes et hommes confondus - ont relativisé superbement l’importance de leurs avantages acquis ou facilement acquérables, pour adhérer étroitement à ce qu’ils croyaient leur devoir urgent et premier : défendre leur peuple contre les abus et exactions dont était de plus en plus coupable le régime en place à l’ère de l’indépendance.
Et, de fait, ce qui devait être bénédiction et bonheur paradisiaque s’est mué, de dénégation en dénégation et de délit en délit, en une vaste opération d’accaparement qui excluait l’essentiel des forces qui ont mené le combat contre l’occupant au profit d’une classe dirigeante gloutonne, égoïste et autoritaire. Le parti unique a été adopté comme mode de pouvoir exclusif. Le culte de la personnalité fut adopté à des sommets inimaginables auparavant, le système policier et sécuritaire renforcé avec des hommes et des moyens qu’Orwell ne croyait envisageables que dans le monde de la fiction. Prenant acte et théorisant avec plus ou moins de bonheur la tournure régressive que prenait de plus en plus l’évolution des choses, les étudiants dans leur masse et un nombre croissant de femmes et d’hommes de savoir et de culture ont mal apprécié les trahisons des promesses faites et se sont mobilisés plus ou moins consciemment, plus ou moins naïvement, plus ou moins sincèrement pour répondre aux exigences de ce qui plus tard sera défini avec beaucoup de pertinence par Héla Béji comme "le désenchantement national".
Dès les débuts des années 60 - et plus précisément depuis les événements du 21 Février 1961 - qui mirent face à face des étudiants souhaitant marquer leur être-dans-le-monde en dénonçant avec force, tout comme leurs collègues de par la planète terre, le lâche et odieux assassinat de leader patriote congolais Patrice Lumumba, aux forces de l’ordre officielles du Ministère de l’Intérieur et officieuses du Néo-Destour, la mauvaise pratique du refus du dialogue s’installe. Depuis, la liste longue et discontinue des revendications et des refus brutaux n’a cessé de creuser le fossé entre le pouvoir et les intellectuels, excluant ces derniers - à part les chiens de garde toujours en service - de toute participation active à la construction de l’imaginaire collectif et à l’éclaircissement des chemins, toujours brumeux au départ, pour un meilleur repérage et une meilleure définition des choix des politiques. De la mise en place d’un système de censure de plus en plus tatillon et médiocre pour contrôler la conformité aux valeurs établies de toute forme de production culturelle et artistique, à la fermeture de plus en plus étanche des espaces publics de l’expression libre et de l’affirmation de soi, aux interpellations de police et de tribunaux de plus en plus fréquentes et dures, pour en finir avec le quadrillage de plus ci) plus sévère de l’université dans toutes ses composantes, au moyen d’une police "banalisée" mais omniprésente et dotée de forts moyens d’écoute et de délation, et une autre préalablement soumise à un endoctrinement poussé fait de fanatisme, d’intolérance et de sectarisme. Les valeurs dégradantes de plus en plus en cours dans la rue faites d’opportunisme, de " Khobzisme ", d’arrivisme ont achevé de faire le reste pour servir de lit aux nombreux, tristes et iniques procès que Bourguiba et ses mauvais élèves ont cru bon d’intenter à des jeunes citoyens en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels, coupables de faits anecdotiques de libre pensée, habillés pour les circonstances en accusations graves et infamantes que des juges, pour le moins irrespectueux des devoirs de leur magistrature, ont transformé en dizaines d’années de prison et de bagne, après que des tortionnaires hautement professionnalisés et munis de tous les moyens modernes de l’administration de la douleur eurent préalablement et systématiquement endolori les accusés, bafoué leur dignité et pour longtemps sans doute abîmé leur âme. Les locaux du Ministère de l’Intérieur, les villas de Naasan, le pavillon de la mort de la Prison Civile de Tunis, le bagne de Bordj Erroumi et sa cave moyenâgeuse, témoigneront pour l’éternité de l’horreur de ce qui a été et accuseront tôt ou tard avec force et colère, moralement autant que politiquement, tous ceux qui auront commis ces forfaits contre l’homme. Forfaits aux conséquences irréparables sur une jeunesse qui ne demandait pourtant qu’à travailler dur au service de son pays, voire de son jeune État dont ils étaient à la disposition avec toutes leurs connaissances acquises sur les bancs des universités et notions esthétiques apprises dans les salles des maisons de la Culture et autres Musées de ‘l’unis, Paris, Bruxelles ou Rome.
Ce qui est terrible à dire avec le recul du temps, ce qui témoigne de l’incommensurable bêtise des hommes, ce en quoi consisterait probablement la faute la plus grave et la plus préjudiciable de Bourguiba, c’est qu’en Tunisie, et très particulièrement ce pays-là, cela aurait parfaitement pu ne pas exister.
Bourguiba n’est pas un leader banal, semblable à d’autres qui, en même temps que lui, ont engagé la lutte en faveur de l’indépendance de leur pays et ont entrepris avec plus ou moins de bonheur la construction de leur État national une fois l’indépendance acquise.
Contrairement à beaucoup d’autres, Bourguiba était un homme de son temps et avait un sens très aigu des exigences de la modernité. De toute évidence sa culture politique et son sens de la stratégie et de la tactique, alliés à ses dons naturels d’orateur et de communicateur, lui ont fourni les ressorts moraux et la force de caractère nécessaires pour entamer très vite après la prise de pouvoir un bras le corps herculéen avec sa société afin d’extraire d’elle ce qu’il considérait, à juste titre, de plus historiquement révolu et la pousser - y compris malheureusement à coups de viol et de scalpel - vers une pratique plus moderne du métier de vivre et la plonger dans un tournis enivrant de petites et de grandes réformes qui n’ont pas cessé à ce jour de porter leurs fruits et de désorienter celles et ceux que ne savent pas lire le caractère foncièrement déstabilisateur des situations dites de ou en transition. Du Code du Statut Personnel, à la politique de contrôle des naissances, en passant par la généralisation de l’enseignement ou le « révolutionnement » des conditions matérielles de la population en termes de santé, de logement, d’électrification ou d’infrastructures de base, mille choses encore sont à mettre à l’actif de l’homme et de ses choix.
Il reste que Bourguiba doit à son pays, la Tunisie, ce que précisément celui-ci lui doit. Il a eu dès le départ à gérer des situations et des espaces viables ainsi qu’à diriger un peuple policé dont les caractéristiques de base ont très souvent été différentes, en mieux, de celles qui prévalaient dans les pays qui venaient à l’indépendance en même temps que lui.
De fait, et de par les caractéristiques géographiques et historiques propres à notre pays, la partie était mille fois plus jouable qu’ailleurs et porteuse de chances réelles de réussite, même si la direction était moins avertie et moins moderniste que celle de Bourguiba.
Petit pays aux reliefs plats, à l’égal de la Belgique, les échanges d’hommes, d’idées et de marchandises n’y rencontrent aucun obstacle majeur. Le consensus national, vital et décisif pour la construction d’un État fiable et viable, était possible sur cet espace géographique et social, du fait de l’absence de refuges physiques inatteignables pour des dissidences dures et durables, que cela soit au niveau de la langue, de la religion ou des référents culturels majeurs, comme cela été le cas par exemple de l’Algérie voisine. Par ailleurs la très large ouverture sur la nier, et plus précisément la Mer Méditerranée, ne pouvait qu’encourager le pays et ses hommes à s’ouvrir sur le monde et à apprendre les sens de la diversité et de l’altérité, ainsi qu’à connaître des indices de l’évolution du monde.
Khair-eddine Pacha, Ibn Abi Dhiaf, Tahar Haddad, pour ne citer que les figures emblématiques de la réforme conçue et en partie appliquée chez nous au courant du XIXe et XXe siècle, témoignent de la conscience aigue qu’avait l’élite de l’époque de la nécessité d’adopter les exigences de la modernité pour survivre et ne pas s’autodétruire ou se laisser détruire par plus moderne que soi.
Bourguiba et son équipe sont un des effets directs de ce brassage intellectuel qui a travaillé en profondeur la société tunisienne avant que ne viennent les temps des " combattants pour l’indépendance " et que la question de la modernisation ne devienne une affaire politique et de plans échafaudés par un État.
N’auraient été les contextes géographiques et historiques de la Tunisie, Bourguiba n’aurait pas pu avoir les moyens de porter sa voix si loin au tréfonds de la Tunisie, ni construire un parti aussi omniprésent et aussi ancré dans les coins les plus reculés du pays.
N’auraient été les débats préalables initiés par les intellectuels fin du XIXe et début du XXème siècles, l’existence d’institutions nationales tunisiennes garantes, quoiqu’on dise de ses faiblesses, de nos identités linguistiques, religieuses, morales et culturelles, la lutte pour l’indépendance ne se serait certainement pas passée avec finalement si peu de sacrifices forts comme cela a été le cas de l’Algérie ou du Vietnam par exemple. De même si les concessions arrachées à la puissance colonisatrice n’avaient pas été obtenues davantage par la négociation que par les exigences de la lutte armée, toujours suivie de ressentiments, de haine et de rancune tenace, le leader national n’aurait pas bénéficié d’autant d’adhésion à ses invites à faire la paix avec l’ennemi une fois l’essentiel obtenu et à construire entre autres avec lui, la Tunisie moderne qu’il voulait construire.
Enfin sans les débats approfondis qui agitaient l’élite intellectuelle tunisienne des années 20 à 30 du XXème siècle sur toutes sortes de sujets et de préoccupations, sans la foultitude impressionnante de journaux et de revues financés par des mécènes ou des "mordus" tunisiens, sans le débat fastidieux et dur qui a agité l’ensemble de la vie tunisienne à la parution du livre de Tahar Haddad sur la condition des femmes, Bourguiba n’aurait pas été suivi, quelle qu’ait été la résistance de certains cheikhs de la Zitouna, avec autant d’enthousiasme dans la brèche qu’il tenait à ouvrir dans le mur si représentatif de la décadence de la culture arabe et musulmane : le rapport hommes femmes, nais aussi, même s’il n’y a pas mis autant de force et d’audace, les rapports de l’État et de la religion.
L’évidence de la dialectique active qui a uni le pays et son histoire à Bourguiba et ses qualités nie parait donc assez facilement démontrable. L’un était le revers de l’autre et c’était très bien ainsi pour tout le monde. Pourquoi donc le Zaïm a-t-il si tôt commencé à entamer son crédit en personnalisant à outrance son règne et en empêchant un peuple et une élite aussi disposés aux aventures de la modernité de participer activement et librement à la discussion des fins et des moyens? Pourquoi a-t-il eu recours à des moyens aussi moyenâgeux et aussi violents pour éliminer tout un pan de génération qui n’avait épousé d’autres moyens pour indiquer sa sortie dans le monde que les moyens pacifiques de l’écriture et du verbe, voire à un moment le désir d’investir pacifiquement la rue, ce qui n’est guère un crime ?
Toutes questions à débattre. Une partie d’entre-elles au moins a été abordée frontalement à l’occasion des journées organisées par la Fondation Temimi autour du mouvement Perspectives des années 1960.

jeudi 1 octobre 2009

Noureddine Ben Kheder: Je déplore le silence de l'intellectuel

Noureddine Ben Kheder n'est pas uniquement l'éditeur connu et reconnu, il est aussi un intellectuel qui porte un regard critique sur son époque.
A la veille de la Foire international du Livre, Réalités l'a rencontré pour vous.

Comment définissez-vous le cadre socio-historique dans lequel prennent forme les projets de l'écriture et se déploie l'imaginaire créatif ?

Volontiers. Mais cette question est un vaste programme qui nécessite plus d'un entretien, et plus d'intervenants. Cependant, si vous le voulez bien, je peux faire au moins trois petites réflexions.
D'abord, l'idée que nous avons de la Tunisie depuis plus de deux siècles est qu'il s'agit d'un pays stable qui parvient, grâce à un esprit de civisme assez développé, à édifier autour d'un consensus fortement ancré, le principe de l'unité nationale. Cela remonte à un passé lointain. C'est pourquoi on ne peut pas dire que l'unité nationale soit l'oeuvre de l'indépendance. Autant le pays doit beaucoup à Bourguiba (adoption du Code du Statut Personnel, abolition de la monarchie ou contrôle des naissances la démocratisation de l'enseignement?) autant Bourguiba doit beaucoup à la Tunisie, car il a trouvé devant lui un peuple qui avait une haute idée du patriotisme fondé sur la tolérance, l'ouverture, le civisme et surtout sur ce que je pourrais appeler une négociation intelligente et responsable avec les exigences immédiates de l'Histoire. Mais Bourguiba (et nous devons faire objectivement le bilan de "son règne") avait rompu, en quelconque sorte, le contrat qu'il avait avec le peuple. D'où les dévoiements que les historiens ont la compétence de cerner et d'analyser mieux que moi.
La deuxième idée concerne la question de l'identité tunisienne. Celle-ci, au risque de répéter ce qui a été déjà démontré à plusieurs occasions, s'est forgée au fil de l'histoire non pas par un enfermement sur soi, mais toujours au gré d'une ouverture et d'un dialogue avec les civilisations et les cultures qui avaient sillonné la terre tunisienne. La Tunisie a été souvent l'objet de convoitises, d'invasions ou de colonialisme, en raison de son relief plat et son ouverture sur un vaste littoral. Mais c'est souvent sous l'autorité d'une puissance étrangère (les Romains ou plus tard d'autres peuples) que la Tunisie a réussi à forger son identité et à aiguiser chez le peuple le profond sentiment d'appartenir à ce pays.
Dans ce sens, tout ce que la Tunisie a adopté comme valeurs ou constituants de son identité n'a pas été le résultat d'une quelconque pression des forces dominantes. Je donnerai à ce propos quelques exemples : la langue française n'était pas une décision du colonialisme. Ahmed Bey a créé l'école polytechnique. Khereddine a favorisé la création du Collège Sadiki. L'abolition de l'esclavage n'était pas dictée par une puissance étrangère. La modernité du pays n'était donc pas le résultat d'une décision politique, mais l'oeuvre patiente et laborieuse de plusieurs générations de ses penseurs et ses intellectuels.
Ceci me conduit au troisième point de ma réflexion, à savoir le rôle et la vocation de l'intellectuel. Là, je dois remarquer que si l'intellectuel tunisien était à l'avant-garde de la pensée réformiste, il brille aujourd'hui par son silence et sa démission. Moi qui appartiens à une génération qui a une haute idée du rôle de l'intellectuel, je déplore ce silence que rien pourtant ne doit justifier, car quel est le rôle de l'intellectuel sinon de réfléchir et de faire part de sa réflexion ? Ce que je constate aujourd'hui, c'est l'absence d'un véritable débat d'idées. Cela est d'autant plus intrigant que ce débat n'est pas un luxe pour être écarté, ni l'instrument d'une fronde ou d'une rébellion pour susciter une quelconque méfiance ou suspicion. Réfléchir, c'est affirmer sa citoyenneté.

Quelles sont, selon vous, les raisons du silence de l'intellectuel ?

Les raisons sont multiples, c'est la conséquence d'un changement important dans notre perception de la culture, dont la meilleure illustration est l'irruption de la campagne dans la ville, sans préjugé social aucun. En effet, l'intellectuel a été formé pour donner au mot toute sa force et sa vérité, l'intellectuel citadin avait aussi un autre trait : il a été souvent éduqué à côté d'une bibliothèque familiale à la maison. Ces aspects ont pratiquement disparu chez une frange non négligeable de la population habitant le milieu urbain. On confond aujourd'hui diplôme et culture.
Ajoutons à cela la stratégie mûrement entretenue par Bourguiba à l'intention de la classe d'intellectuels : enfoncer ces derniers dans des considérations matérielles et des dépendances bancaires. Résultat : l'intellectuel ne peut affronter le prince, car il redoute la faillite matérielle, après avoir accepté la faillite de sa vocation.
Mais cela n'est pas nouveau. Le face à face du prince et du philosophe, pour reprendre un qualificatif classique, a été toujours vécu selon un subtil rapport de force dont le contexte détermine chaque fois ou bien la clairvoyance et la sagesse du premier, ou bien l'abdication et l'allégeance du second.
Effectivement, ces rapports de force ne sont pas uniformes à travers les âges. Mais il est regrettable de constater combien ils sont aujourd'hui défavorables à l'intellectuel. Nous pouvons d'ailleurs relever un paradoxe inquiétant dans les sociétés modernes. Au fur et à mesure que l'économie se développe, l'éducation se généralise, les médias franchissent les frontières, les supports de diffusion de la culture et du savoir se multiplient et se diversifient, la censure, sous ses différentes formes, directes ou indirectes, élargit son champ d'intervention. Ce qui a pour conséquence de neutraliser des vocations, dissuader des créateurs et imprimer des réflexes d'inhibition dans les esprits. Pourquoi ? parce que le Pouvoir a peur que le désordre ne s'installe ou que la violence ne trouve dans la liberté d'expression un champ propice à son émergence. Grave erreur ! Il suffit de lire les psychologues et les anthropologues pour se rendre à l'évidence que la parole est faite pour se substituer au geste violent. Freud disait quelque chose de pertinent et d'édifiant à notre propos : le mot "merde" marque le début de la civilisation. Cela signifie que la violence physique se déplace vers une violence verbale. Ce qui est une mutation importante?
Permettre aux gens de parler, de s'exprimer, c'est une hygiène sociale qui permet précisément de conjurer la violence physique et de transformer les rapports sociaux en débats, en joutes ou même en polémiques, mais c'est toujours dans le respect de l'intégrité physique de l'autre. La liberté d'expression est devenue une nécessité d'autant plus incontournable que le monde d'aujourd'hui ne pense plus les mutations de l'Histoire en termes de révolutions, mais plutôt en termes de réformes. Faire évoluer les choses ne serait nullement le résultat d'un affrontement, mais plutôt d'une négociation. Voilà la loi de nos sociétés d'aujourd'hui. C'est pourquoi il me semble important d'insister sur le devoir de donner aux mots leur vrai sens. En Tunisie, on constate que le politique a peur d'énoncer clairement ses pensées, pour éviter qu'on lui oppose des contre-arguments politiques, des procès ou encore des procédés attentatoires à son honorabilité.
Dans ce contexte, la première victime, ce sont les mots qui sont banalisés et n'ont plus la charge étymologique ou émotionnelle canonisée par les dictionnaires ou les Académies.
Résultat : la réception ou le consommateur du discours politique ne voit plus de différence entre les mots utilisés par les intellectuels, disons indépendants ou contestataires, et ceux employés par les thuriféraires du régime, autour des thèmes comme les droits de l'homme, les droits de l'enfance ou la démocratie.

Pourtant nous relevons que le vocable "censure" est gommé du discours officiel.

Oui, mais la procédure du dépôt légal, dont la vocation initiale est de sauver la mémoire nationale, fait office d'une structure de contrôle et de censure. Certains titres restent parfois plusieurs mois avant d'obtenir le visa du dépôt légal. Si un livre porte préjudice à l'ordre social, il faut bien le dire, justifier ce refus, car je ne pense pas aujourd'hui qu'il y ait dans notre pays des Tunisiens qui acceptent la moindre dérive dans notre marche vers le progrès, la démocratie et la paix sociale. La citoyenneté que le Tunisien cherche à assumer avec un sens aigu de responsabilité lui interdit de se laisser tenter par une quelconque attirance pour le désordre. Au contraire, le bonheur de vivre, l'intérêt pour le bien-être matériel, le désir de liberté, font en sorte que le Tunisien tourne souvent le dos aux responsabilités politiques. Ceux qui revendiquent la liberté et le droit à la citoyenneté ne sont pas tentés par le pouvoir. Souvent le désir de la plupart d'entre eux, c'est de réussir dans leur travail, dans leur profession et d'être de bons vivants, de grands artistes et de grands créateurs.

Mais l'intérêt pour les choses matérielles n'est-il pas un handicap à une lucidité sociale ou politique ?

Sûrement. Cependant, il faut dire que la discussion entre les gens est une loi de la sociabilité. Vivre dans une société conduit immanquablement à établir un échange, un commerce verbal avec les autres. On a toujours discuté et on discutera toujours. Cependant, si dans les années 60 et 70, nos discussions portaient sur la culture, sur les dernières publications, sur les idéologies qui structuraient le monde au cours de ces décennies, aujourd'hui, hormis les quelques résurgences sporadiques dictées par l'actualité internationale (les évènements du 11 septembre ou l'escalade de la violence au Proche-Orient), on parle vulgairement de la politique, On s'accroche aux rumeurs, on colporte des supputations mesquines? comme si l'époque avait cantonné le langage dans un voile étrange de suspicion et que les mots étaient vidés de leur sens. Nos discussions aujourd'hui se font en aparté (chacun parle dans son coin), et charrient le signe d'une grave faillite : notre incapacité à établir un véritable dialogue entre nous.
Un débat d'idées suppose la présence des idées, donc des valeurs, donc d'une vision du monde, une idéologie et pourquoi pas une utopie. Un débat n'existe que dans la mesure où il y a une idéologie en face d'une autre idéologie, des principes éthiques ou sociaux contre d'autres principes. En dehors de cette règle du jeu, le débat serait ou bien un insolite monologue à deux ou à plusieurs voix, ou bien une cacophonie assourdissante qui pousse les uns à énoncer des cris inintelligibles ou des sons, des onomatopées et conduit les autres à s'enfermer dans un mutisme hermétique.

Kamel Ben Ouanès


Réalités 18-04-2002

ENTRETIEN AVEC NOUREDDINE BEN KHADER, DIRECTEUR LITTERAIRE DE CERES EDITIONS

Entretien réalise en 1998 pour la préparation de notre thèse sur l`édition tunisienne

Question. Historiquement comment s’est élaboré ce projet éditorial, quel est le parcours de Cérès?

Noureddine Ben Khader. Ce projet n’a pu exister que grâce à son premier artisan, qui est son promoteur Mohamed Ben Smaïl. C'est d’abord un homme dont la qualité première est d’accepter de travailler dans un secteur très difficile. S’il avait choisi un autre secteur, il aurait pu très vite devenir un grand entrepreneur de bâtiment, de l’hôtellerie. Il était en Tunisie après l’indépendance avec les diplômes qu’il faut, il aurait pu être parmi sa génération un grand commis de l’État, ministre ou homme d’affaires dans le textile ou le tourisme, dont il était le PDG de l’Office et également, PDG de l’Office de l’Artisanat et c’est grâce à lui qu’ont été mises en place les assises de ces secteurs.

Deuxième acte de courage, quand la situation du journal Afrique Action de Bechir Ben Yahmed est devenue difficile et qu'il décida de quitter le pays, Mohamed Ben Smaïl reste en Tunisie et travaille dans les arts graphiques. C'est à lui que l'on doit la première imprimerie couleur et la première imprimerie offset en Tunisie. A mon avis, il est le premier qui a placé dès le départ très haut les ambitions de ce métier. Il a dit : ce que je produis en Tunisie doit ressembler à ce que j’achète à Paris ou à Londres. Pour réussir à le faire, il a été secondé par des hautes compétences européennes :

françaises, allemandes et anglaises. L’imprimerie qu’il a fondée en 1963 devient une véritable école de formation. La majorité des actuels chefs d’entreprises en arts graphiques ont été pour la plupart employés et responsables aux Imprimeries Réunies. Cérès a joué le rôle de formateur dans le domaine de l’impression, un métier qui malheureusement s’exerce aujourd’hui sans exigence.

Le fait que ce monsieur ait choisi de travailler dans l’industrie culturelle et de montrer que la culture est un secteur où il faut travailler avec beaucoup de sérieux, est en soi un grand exploit. A ce propos, il a donné à son équipe l’amour d’un travail bien fait, le refus de se situer par rapport au plus bas. De là se dégage une autre qualité de Mohamed Ben Smaïl, c’est qu’il sait choisir son équipe. Mais une fois qu’il a choisi, il délègue énormément. Cette capacité de déléguer est énorme vis-à-vis des gens qui l’entourent. Il n’y a pas de hiérarchie, personne ne commande. C’est la passion et l’auto-conscience qui déterminent que chacun fait son travail, peu importe le matin, le soir ou la nuit. Ce capital-qualité a permis à la maison de résister malgré les difficultés.

Q. Quels ont été les débuts de Cérès ?

N.B.K. Les débuts de la maison datent de 1964 avec essentiellement une prédominance du livre d’art et des beaux livres. A ce propos la maison reste encore fidèle à ce choix. Le livre d’art est important dans le secteur car il remplit la même fonction que l’industrie lourde par rapport à celle qui est légère. Quand on maîtrise la publication du livre d’art, celle du livre culturel et littéraire devient sans doute plus facile. Ceci est le fruit du rapport du Mohamed Ben Smaïl avec l’artisanat et le tourisme, d’où la connaissance de la valeur du livre d’art. Il sait de quoi la Tunisie dispose et la qualité qu'il faut mettre en face. Il voulait dire que la Tunisie a de choses belles et qu’il faut les adresser à une population qui est habituée à manipuler un livre correctement fait et qui est aussi prête à payer le prix qu’il mérite. Dès le départ Mahomed Ben Smaïl était déjà lié aux intellectuels tunisiens. Il a pris le parti de publier un recueil de poésie bilingue de Salah Garmadi afin de prouver que la maison prend en charge l’histoire du pays et ne sombre pas dans un choix plus strict.

Q. Il semble que le choix du nom de Cérès ne soit pas un simple hasard ?

N.B.K. Le nom de Cérès a une résonance grecque, celui d’une déesse de la prospérité. Mohamed Ben Smaïl voulait placer son action dans la modernité et s'argumentait plus de l'Europe.

En cela il faut se référer au contexte politico-culturel d’après l’indépendance, dominé par des concepts très dévalués devenus malheureusement des clichés, tels que le nationalisme arabe. Le nom lui-même évoque, à côté de figures telles que Ibn Khaldûn et Ibn Rochd, d’autres figures de l’histoire de la Tunisie. Dans un premier temps c’était ça, dans un deuxième temps quand je suis arrivé, en 1979, j’ai demandé qu’on s’ouvre plus aux intellectuels et qu'on devienne les principaux communicateurs en matière de texte de fiction, roman, nouvelles et poésie. Effectivement, les collections sont nées et on a beaucoup travaillé sur la poésie par l’intermédiaire de notre filière diffusion Demeter. On a pris l’essentiel des recueils qui ont donné un renouveau à la poésie tunisienne, à l’image de Mezghenni, Ghozzi et Louhaybi. A l’époque ces poètes étaient censés être bannis et marginalisés. Nous avons eu l’audace de décider de les prendre en charge.

Q. A travers ce parcours de publications et d’expériences, il y a eu des moments difficiles ?

N.B.K. La première grosse crise de Cérès date de 1981-1982. Les choses n’allaient pas aussi bien et Mohamed Ben Smaïl doutait un peu de bien continuer ses choix. Moi, j’ai travaillé avec l’équipe de Demeter Diffusion et c’est là où on a créé la collection de poésie et en même temps géré la collection de la société Sud Editions " Ouyun al Muasara " (Les sources de la modernité), dont Mohamed Ben Smaïl est actionnaire avec Mohamed Masmoudi.

Q. Y avait-il un rapport entre cette crise et l’environnement socio-économique que vivait le pays ?

N.B.K. Certainement ! L’effet de la crise au sommet de l’appareil de l’État existe et ses effets se répercutent sur la création et la production culturelles.

Q. Et après cette crise ?

N.B. K. Après nous avons appris en 1984 à dynamiser énormément nos ambitions. Nous avons créé une série de collections, surtout de littérature et d’essais, avec beaucoup de promotion. Nous avons attiré vers nous beaucoup d’intellectuels prestigieux et de renom. Ce démarrage n’a fonctionné qu’à peine un an et demi pour qu’on chute à nouveau. C’était un moment très difficile. Mohamed Ben Smaïl pensait même fermer la boîte. Moi-même j’ai quitté Cérès Editions et regagné Demeter à nouveau pour m'occuper de la distribution des maisons d’éditions étrangères.

En 1989, nouveau souffle dû au retour des fils de Mohamed Ben Smaïl, après des études supérieures, en France pour l’un et aux États-Unis pour l’autre. Mohamed Ben Smaïl a repris goût au travail. Ses enfants sont là afin de préserver le patrimoine. L’un est actuellement DGA, l’autre dirige Cérès Conseil. Ce dynamisme a été immédiatement orienté vers l’édition, par moi-même. Ce fut la création d’un département poche, cette découverte est sans doute en retard. Il était difficile de la découvrir en la présence des maisons d’édition étatiques, ce qui rendait impossible d’être concurrentiel. A partir de 1987-1988 les entreprises d’État commençaient l’une après l’autre à s’incliner, laissant l’initiative privée plus présente. L’initiative première était pour nous, le livre de poche, tous genres confondus. Ce choix a été basé sur les besoins des grandes masses du marché réel que sont les élèves et les étudiants : le parascolaire et le para-universitaire.

Nous avons posé la question suivante : Quels sont en Tunisie les consommateurs potentiels du livre? L’État achète en grande quantité pour les lycées et il achète ce qui est meilleur et pas cher. Il fallait alors faire un produit qui ressemble au produit européen acheté en langue française et nettement concurrentiel. C’est là même où s’inscrit l’initiative de la collection poche.

Q. Dans ce projet vous avez pris indirectement l’Etat comme partenaire ?

N.B.K. Indirectement, oui, puisqu’il y a un minimum de garanties. C’est une sorte d’appel d’offre de l’État qu’il faut emporter en ayant le meilleur rapport qualité-prix. C’est cela qu’il fallait résoudre. Heureusement que nous avions l’intelligence, l’imprimerie et le personnel. L’avantage acquis est que le travail d’équipe est chez Cérès une règle. A l’époque nous avons même été voir le secrétaire d’État en lui demandant à quel prix il achèterait ! Nous sommes capables de vous faire un livre de poche mais à condition de nous faire confiance. Ne nous demandez pas de vous produire le livre avant que vous ne l’ayez acheté. Mais si vous nous demandez telle quantité, nous pouvons vous faire tel prix. Étant donné d’une part le renom de la maison et l’image de Mohamed Ben Smaïl dans le secteur, le ministère nous fait très vite confiance. La commande a été faite sur maquette, ce qui nous a permis de lancer la collection " La petite bibliothèque scolaire " avec des tirages conséquents.

De l’autre côté nous avons " activé l’intention " du service culturel français. Ils nous ont demandé si, sur le même modèle, nous éditions la littérature moderne après avoir publié la classique.

Ce fut la collection " Contemporains en poche ". Peu après nous avons constaté que la demande essentielle venait des étudiants. Ce fut de suite la collection en sciences humaines " Critica ". Dans tout cela, l’effort coïncidait avec le retour de la langue française et son maintien dans les lycées et les universités. Ce phénomène est sans doute dû à la réforme de 1991 envisagée par l’ancien ministre de l’enseignement, Mohamed Charfi. Bien qu’il existe des essais en collection de poche, il me semble que les collections de Cérès demeurent une première expérience dans le monde arabe.

Q. Les collections de poche sont-elles destinées davantage à l’éducation ?

N.B.K. L’ouverture d’un département éducation chez Cérès a été la quatrième phase dans le processus du livre de poche. C’est un groupe de Cérès éditions qui gère la collection éducation dont la tâche est de produire des livres qui répondent aux besoins des lycées, soit en terme d’annales où l'on crée des livres qui sont déjà réclamés par le ministère de l’Education. Pour ce faire, nous avons créé une collection de poche en langue arabe qui s’appelle " Al- maktaba al-maftouha " (La librairie ouverte).

Q. On remarque que Cérès a fait un grand retour à la publication d'œuvres d’auteurs tunisiens d’expression française et ce depuis les années 90.

N.B. K. Le choix de publier en langue française a été présent dès le début et c’est pour ne pas avoir ni de choix idéologique ni de choix linguistique. On pense que dans la Tunisie antique et moderne, il y a Carthage, Rome, la Zitouna et Kairouan. C’est cette richesse qui nous a donné des poètes en langue arabe comme en langue française. De plus nous avons la chance d’avoir des auteurs qui écrivent aisément aussi bien en arabe qu’en français. Rappelons que c’est Salah Gharmadi, notre premier poète tunisien publié, dont le recueil La chair vive est lui-même en arabe et en français. Depuis, nous avons continué d’avancer sur les deux jambes. Actuellement, notre catalogue qui dépasse les 500 titres est quasi égal.

C’est vrai que depuis les années 90, il y a eu une évolution du nombre de titres publiés en français. Il n’y a pas eu de décision. Je pense que la guerre de Golfe y est pour beaucoup. Cette guerre a battu l’idéologie du nationalisme arabe. Tous ceux qui étaient terrorisés, en particulier les auteurs

en langue française, écrivaient avant cette date sans espérer être un jour publié. J’ai été surpris depuis de recevoir plus de textes en français qu'en arabe. Ces textes ont certainement été écrits avant la guerre. En ce temps-là, les auteurs de langue arabe posaient des questions d’ordre idéologique et identitaire autour d'interrogations telles que la question palestinienne et l'avenir de l'Irak. Au moment où les arabophones s’interrogeaient, les francophones ont sorti de leurs tiroirs des textes écrits ou en cours d’écriture.

Je pense qu’en Tunisie, malgré les hauts et les bas, il existe une élite qui a fait, il y a longtemps la paix avec l’héritage colonial, contrairement à l’Algérie et au Maroc. La langue française n’est pas seulement porteuse d’une violence coloniale comme le montrent certains politiques. Elle est aussi une langue porteuse de la modernité. La langue française a été sollicitée par les réformateurs tunisiens avant même l’arrivée des Français. L’école Sadiki, l’école militaire existaient avant que la colonisation ne soit imposée à la Tunisie.

Le pouvoir officiel a maintenu la langue française, la réforme de 1991 due aux changements politiques a sans doute été sollicitée par l’ensemble de l’appareil de l’Etat. Et depuis la langue française se trouve plus consolidée. Les programmes scolaires sont votés au parlement tous les cinq ans. Alors l’éditeur peut travailler sur des programmes de cinq ans. A travers ces mutations, nous avons eu une élite violentée avant la guerre du Golfe et elle s’est exprimée à l’occasion en langue française. Nous avons très vite été engagés à suivre cette nouvelle vague de création après avoir été l'un des initiateurs de la première vague.

Q. Puisqu’on parle de langue pourquoi cette absence quasi totale du dialectal ?

N.B.K. L’appareil officiel conteste largement la légitimité de la langue tunisienne dite " dialectale ". Pour preuve : nous avons publié deux recueils de poésie en dialecte tunisien. Le premier Bahar (Marin) de Nouri Bouzid qui n’a pas été vendu. Le ministère de la Culture a même refusé d’en acheter un seul exemplaire. Le second, de Moncef Mezghini, Ayach (Survivant), qui lui aussi a été refusé par le ministère parce qu’il y avait trop de mots en dialecte. Il faut dire que le Tunisien transcrit peu sa langue parlée. Nous, en tant qu’éditeur privé, nous sommes censés suivre les exigences du marché et être rentables. La mission de sauvegarder le patrimoine, la langue et le dialecte sont à la charge de l’Etat. Heureusement qu’il y a le théâtre.

En réalité je suis convaincu que tant qu’on n’a pas résolu dans quelle langue parle le Tunisien, il y aura un problème d’identité et de personnalité.

Q. Dans la littérature tunisienne, la langue pose-t-elle un vrai problème de communication entre l’auteur et son public ?

N.B.K. Heureusement qu’il y a le théâtre et le cinéma qui remplissent le vide laissé par la littérature. Heureusement aussi qu’il y avait Bechir Khreif qui a prouvé qu’on peut écrire des grandes œuvres tout en étant ancré dans la vie sociale, exprimer la langue et les inspirations du peuple. Or, depuis une quinzaine d’années, la classe des écrivains est déphasée par rapport aux soucis des gens. Elle est plus impliquée dans les " bienfaits " du régime et de l’Etat et elle ne va pas se ressourcer auprès du peuple. Elle suppose qu’elle n’a pas intérêt à se mêler de choses dangereuses qui risquent de remettre sa place en cause. Elle ne pose pas la question : où se joue l’imaginaire ?

Maintenant, il y a moins d’intellectuels qui fréquentent par exemple les bars et tous autres lieux de sociabilité. Le problème est dû à la formation de la classe d’intellectuels dans les universités tunisiennes. Dans ces lieux prestigieux, on a eu depuis les années 70 une irruption de la vie réelle. Ces intellectuels sont tous, à l’origine, des fils de paysans et d’ouvriers. Les classes populaires, partout dans le monde, n’ont pas l’accès facile à la culture : cinéma, livre et théâtre. Elles n’accèdent pas à l’université avec une charge culturelle conséquente. La culture acquise à l’université devient pour elle une fausse culture d’apparence et d’occidentalisme. Il n’y a pas une réelle conscience de ce que sont les valeurs essentielles et fondamentales de l’Occident. Ils ne savent même pas ce que sont les années des Lumières au XVIIIème et au XIXème siècle, la littérature et la peinture en Europe. Ils pensent souvent aux diplômes, or les diplômes sont avant tout un moyen et non une fin. Résultat : des récepteurs de culture qui ne sont pas des producteurs. On assiste parallèlement à une conférence sur la post-modernité, tout en étant aveuglement attaché à des valeurs archaïques. Il est certain que l’élite occidentalisée ou celle de l’Orient, qui a vécu des espérances culturelles très fortes et qui est issue d’un milieu plus notable où existaient des valeurs et des pratiques culturelles (cinéma, théâtre, livre) était sûre d’elle-même.

Cette génération, de la période pré-coloniale et d’après les indépendances, était formée par des professeurs étrangers : français, italiens et anglais. C’est de cette classe que sont issus des écrivains, des penseurs et des artistes de renom. Actuellement, l’étranger c’est l’immigré. Il est une valeur de matériel et de confort. Cet étranger ne nous a pas transmis les valeurs de la Sorbonne mais celles de Tati.

Q. A propos de la rentabilité des éditions Cérès, où se place la rentabilité financière par rapport à la rentabilité du groupe ?

N. B K. Justement ! Je vous avoue que pour nous, la rentabilité comptable est relative. Est-ce qu’on a gagné beaucoup d’argent, ou juste un franc en plus du coût dépensé ? Cérès, parce qu’elle est un groupe intégré, a ses particularités. En premier lieu, l'apport des Imprimeries Réunies ou de Cérès Conseil qui rapportent les investissements consentis, accordés à Cérès Editions. Dans le groupe Cérès, l’imprimeur fait de grosses avances pour nous, l’éditeur. Sans pénalité, sans frais bancaires, y compris en nous évitant le risque de la faillite. Si Cérès Editions travaillait avec un autre imprimeur, au taux d’endettement où je suis avec les Imprimeries Réunies, j’aurais fermé de boutique, il y a longtemps.

Par contre, parce que les Imprimeries Réunies sont du même groupe, je peux, tout en étant gravement dans le " rouge ", continuer de travailler. C’est un avantage. Ce que je peux défendre en fait, c’est la notoriété qu’a la maison dans le pays. Pour moi, la notoriété à faire passer avant tout, c’est la qualité du livre publié chez Cérès. C’est le livre que les gens voient le plus, dans les vitrines et à travers les journaux. Ceci a créé une image de marque propre à Cérès. Quand les clients viennent à Cérès Conseil ou chez les Imprimeries Réunies le nom qu’ils avancent c’est le nom de Cérès éditions. Il y a là cette rentabilité induite, un patrimoine et un nom qui sont, à l’origine, le fruit de la qualité et du contenu du livre édité chez Cérès. J’estime que cette maison est moderne et ses chiffres d'affaires sont bons. Mais, avec les acquis actuels, elle a besoin de plus de moyens financiers afin de mettre à jour son capital. Si ses promoteurs veulent qu’on aille plus en avant, pour arriver à une maison productrice quotidiennement, il faut consentir des investissements beaucoup plus importants.

Q. Chez Cérès comment sont gérés les rapports auteur-éditeur ?

N. B. K. Nos rapports avec les auteurs sont sanctionnés par un contrat qui est en fait celui de l’UNESCO, un contrat type qui est universel.

Q. Certains auteurs se plaignent que leurs droits ne soient pas payés.

N.B.K. Je mets au défi tout auteur sous contrat avec Cérès et qui a des droits de me prouver qu’il n’a pas été payé. Malheureusement, il y a des auteurs dont les œuvres ne sont pas assez vendues et qui n’hésitent jamais à nous demander des droits, ou à dire qu’ils n’ont pas été payés. Or comment peut-on calculer des droits quand il n’y a pas de ventes ? Ils peuvent, à ce sujet, trouver tous les alibis. Hélas, il existe des auteurs qui ne veulent pas admettre qu’un livre ne peut être impérativement vendu même s’il est de qualité, de contenu et de forme remarquables. Ceux qui ont des livres qui ont été vendus qu’ils viennent me réclamer même les droits d’un seul exemplaire. Il faut signaler que ce genre de rapport auteur-éditeur est une situation assez fréquente un peu partout dans le monde.

D’une part, l’éditeur agit comme un commerçant au sein d'un marché. Il pense à survivre et à assurer le minimum de rentabilité. D’autre part, l’auteur a un rapport strictement créatif et passionnel avec le livre. Je sais que la partie la plus difficile du travail d’éditeur est de dire à un auteur que son livre ne marche pas bien ou que ce n’est pas un bon livre. Autre difficulté, c'est de lui dire " je ne peux pas publier votre livre ". Il nous arrive même de trouver de bons textes, que notre planning et nos programmes nous empêchent d'intégrer. C’est là même où les auteurs refusent le refus. Je pense aussi que les intellectuels tunisiens ne sont pas de bons producteurs de textes. Ils ne travaillent pas assez sur leurs projets d’écriture. Ils s'endorment sur un mensonge : des dizaines de textes traîneraient chez les éditeurs et ceux-ci seraient seuls responsables de leurs échecs. Je refuse cette idée et je pense que beaucoup d’auteurs racontent des histoires dans les journaux et dans leurs déclarations. Pour moi, le problème est plus complexe. Tout le monde est responsable de la situation et il faut se mettre autour d'une table afin de multiplier les analyses, être sincère à propos de ce métier. Dans cette Tunisie en transition, on arrivera à voir plus clair les uns et les autres. En tant qu’éditeur, je suis conscient des faiblesses du secteur et de celles de notre maison d’édition Cérès .